dimanche 15 janvier 2012

Fragments de Monde : Nyctophobia (part 3)

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    Je repris connaissance, et un millier d’épées se liguèrent pour me lacérer le crâne. Je connaissais cette douleur. C’était la douleur de la démence perdant du terrain. Pour la toute première fois, je l’accueillis à bras ouverts.
    Les évènements de la journée me revinrent à l’esprit en une avalanche de souvenirs. Ma tête était à l’agonie. Une lumière intérieure, brûlante et comme animée d’une vie propre, la transperçait de part en part. Je savais à présent ce que devaient ressentir les insectes brûlés par nos feus.
    « Enfin réveillée ? » Qui… Matt ? Il m’était encore difficile d’organiser mes pensées. Ma tête reposait-elle vraiment sur ses genoux ?
    « Où sommes-nous ? » demandais-je d’une voix faible, presque un murmure. La douleur s’en allait, à une lenteur exaspérante. Je ne reconnaissais pas les bruits qui m’entouraient. Pas de chants d’oiseaux, ni de vent bruissant dans les feuilles. Et aucune voix. Était-ce déjà la nuit ?
    « À la Grand-Place, répondit Matt. Sur le banc de pierre où tu as l’habitude de t’assoir. » Sa voix était étrangement calme et monocorde. Pour ma part, mes autres sens revenaient peu à peu, en même temps que ma lucidité. Notamment mon odorat. Le vent charriait des fragrances familières jusqu’à moi. L’odeur piquante des mines de souffre, la puanteur des troupeaux de chèvres, et… De la fumée ? L’air était saturé d’une odeur de brûlé.
    Les bandits ! Ils avaient mis le feu à Souffre ? Nous dérober ne leur avait donc pas suffit ? Quelques larmes timides se frayèrent un chemin vers mes yeux ravagés. Ravagés par les mêmes flammes qui consumaient encore mon hameau.
    Mais une larme tiède, autre que les miennes, vint s’écraser sur ma joue, accompagnée de tremblements incontrôlés. « Shiva… Les autres… Les pilleurs les ont… » La voix de Matt se teintait d’une souffrance insondable, qui ne lui ressemblait pas.
    « Ma famille ? » Réussis-je à articuler. Pour toute réponse, Matt se recroquevilla sur son ventre et me serra si fort les mains que j’en eu mal. À cet instant, une autre odeur, sur laquelle je ne m’étais pas arrêtée, vint me chatouiller les narines. Une odeur légèrement sucrée, la même qui embaumait les environs lorsque les adultes faisaient cuire la viande les soirs de fête.
    Des corps calcinés. J’eus à peine le temps de me pencher par-dessus le banc avant de vomir. Mon ventre rendit bruyamment tout ce qu’il avait jamais contenu, jusqu’à ce que seule une bile amère coule de ma gorge.
    Et je pleura. Les larmes, les si nombreuses larmes accumulées durant quatre longues années, tenues en respect par la digue noire de la folie. Mes yeux étaient en feu, deux torrents de lave en jaillissaient. J’eus la fugace impression de quelqu’un me prenant dans ses bras, mais le chagrin inhibait tout.
    Après une durée indéfinissable, je sentis l’épuisement me gagner à nouveau, et une brise glaciale me faisait frissonner. Envahie par les pleurs, la notion du temps s’était dérobée à moi. La nuit devait être avancée, j’entendais le hululement des hiboux, le cri des loups des montagnes dans le lointain. Ma volonté vacilla, et je glissai volontiers dans un sommeil sans rêves.

    Quand je me réveilla, je sentis la relative chaleur de l’aube réchauffer mes membres engourdis. Avais-je donc dormi tout ce temps ? J’eus du mal à me faire à l’idée que l’horrible massacre ne datait que de quelques heures. Tout était encore si vif dans ma mémoire.
    Et pourtant, le monde avait continué de tourner en mon absence. Les animaux diurnes saluaient le lever de la première lune, la grande rousse Rishona et sa lumière froide et ambrée.  Souffre était loin du cristal de chaleur du nord-ouest, en plein cœur de Sylex, mais le hameau jouissait quand même d’une chaleur agréable pour cette région des Roches.
    Cette journée aurait pu être normale, si une écœurante odeur résiduelle de fumée sucrée n’imprégnait pas les lieux. Les flammes avaient dû s’éteindre d’elles-mêmes, après s’être repues du corps du hameau et de ses habitants avec une voracité sans limites.
    Le même silence anormal que la veille pesait sur les ruines fumantes telle une chape de plomb, comme si quelqu’un, quelque part, priait pour le repos éternel de Souffre. Mais qui allait prier pour moi ? Qui allait prier mon Matt Jorke ?
    « Matt ! » m’exclamais-je. Quelle idiote ! Je restais assise à m’apitoyer sur mon sort, alors que celui qui m’avait sauvé la vie était sans doute dans le même état que moi. Lui aussi venait de perdre sa famille entière en l’espace de quelques minutes. Son monde s’était écroulé, mais il avait quand même pris soin de moi. Ma tête était posée sur un tas de ce que je pensai être de la laine de chèvre, et j’étais emmitouflée dans une couverture qu’il avait trouvé les Dieux savaient où. Je lui devais tellement… Mais où était-il ?
    Je me levai en toute hâte, et la tête me tourna. Ma main trouva par chance un mur à ma droite contre lequel je m’appuya, retrouvant partiellement mon équilibre. Mes doigts glissaient sur la suie, mes pieds s’enfonçaient dans la cendre. Matt avait dû me coucher dans la maison la moins délabrée du hameau.
    À tâtons, je finis par trouver un espace béant entre deux murs, là où devait se trouver la porte d’entrée. Je sortis timidement de la ruine, en prenant mille précautions afin de ne pas trébucher sur un des nombreux débris qui jonchaient le sol.
    « Matt ? » lançais-je. Je voulus crier, mais ma gorge s’y refusait âprement. J’avais apparemment inhalé beaucoup de fumée durant mon sommeil. Une affreuse migraine me vrillait les tempes, et je tremblais comme une feuille. Mais je n’y prêtais guerre d’attention. La douleur m’était quelque chose de familier, de quotidien. « Matt ! » continuais-je donc à appeler, aussi fort que possible.
    Des pas précipités accouraient vers moi, accompagnés d’une respiration saccadée. Je souris, intérieurement du moins. Je n’étais plus seule. Je ne voulais plus l’être. Plus jamais.
    « Shiva ! Que fais-tu debout ? Tu devrais encore être en train de dormir, le jour vient à peine de se lever !
         –    J’avais peur, imbécile ! Je me suis réveillée et… Personne n’était là… Il ne reste plus rien… » Mes yeux s’humidifièrent, mes jambes se dérobèrent sous mon poids. Je m’accroupis à même la terre et la cendre, et de chaudes larmes strièrent mes joues. La vie était tellement injuste. Pourquoi m’avoir tout arraché ? Qu’avais-je fait ? Pourquoi…
    Matt s’accroupit devant moi, et m’entoura de ses bras. Il me caressa les cheveux et le dos, prononçait des paroles réconfortantes dont j’avais à peine conscience, tandis que je pleurais sans retenues ; agrippée de toutes mes forces au dernier vestige de mon univers.
   
    Matt me sécha le visage avec un morceau de tissu, et me soutint alors que je me relevais difficilement. Mon corps était encore faible, cependant mon mental était plus intact que jamais. Car quelqu’un était là pour le raviver.
    « Tu as faim ? » questionna Matt, pendant qu’il me raccompagnait vers la ruine. J’étais morte de faim. Mon ventre avait rendu le peu que j’avais mangé la veille, alors que les cadavres de Souffre brûlaient encore. Mon estomac grondait à en réveiller les morts.
    « Oui. Tu as trouvé de quoi manger ?
         –   On a eu de la chance. La cave de l’entrepôt est quasiment intacte, j’ai trouvé tout un tas de nourriture séchée. Au moins, on aura un petit déjeuner. »
    La cave. La cachette sous le tonneau. Le bandit, la terreur aux tripes…
    Je me secouai vivement la tête, les mains dans les cheveux. Ce n’était pas le moment de repenser à cela. Pas maintenant. Hors de question de flancher à nouveau.
    Arrivés à la ruine, Matt me fit m’assoir sur les couvertures moelleuses dans lesquelles j’avais dormi. Il farfouilla dans un sac et en sortit un objet qu’il posa par terre, produisant un bruit métallique. « Je nous ai aussi déniché du lait de chèvre, expliqua-t-il. Tu vas rire, mais je n’ai rien trouvé pour allumer un feu. On va devoir se contenter de lait froid. » Je ne ris évidemment pas, mais l’ironie de la chose était poignante. La vie a un sens de l’humour qui lui est propre. « Par contre, les caramels ont miraculeusement survécu à l’incendie. Tiens, mange. Reprends quelques forces. » Il me fourra dans les mains un bol de lait et quelques caramels, et je ne me fis pas prier pour engloutir le tout en un temps record.
    « Ça va mieux ? » demanda Matt, après que je me fus essuyé la bouche d’un revers de la manche. J’acquiesçai, et une question me vint à l’esprit. « Que fait-on maintenant ? Il n’y a plus rien, plus personne pour nous aider…
         –    Je doute que Sylex ait repéré l’incendie de si loin, et les autres villages ont sûrement subi le même sort que le tiens. » Je sentis une tristesse s’insinuer dans ses paroles à la seule pensée de son village natal, sa maison, pillés et enflammés. Je me demandai comment il réussissait à conserver un tel calme, un tel sang-froid.  « La dernière patrouille de la Paix Territoriale est passée à Erodea il y a six jours à peu près, continua-t-il. Si elle n’a pas croisé les pilleurs, la prochaine devrait être à présent à une ou deux journées de cheval d’ici. Je crois qu’on ferait mieux d’attendre leur secours. » Il reposa son bol et poussa un bâillement à s’en décrocher la mâchoire, qu’il ne parvint pas totalement à étouffer. Il devait être vraiment épuisé. Avait-il veillé sur moi la nuit entière ?
    « Matt…
         –    On devrait se cacher dans la cave de l’entrepôt jusqu’à ce que la patrouille arrive. Je ne sais pas si les bandits vont revenir chercher des survivants, mais je ne tiens pas à prendre de risques. Je vais essayer de nous trouver des–   
         –    Écoute-moi ! » J’avais crié bien plus fort que voulu, mais l’effet eu le mérite d’être immédiat. « Pourquoi fais-tu tout ça pour moi ? Après la façon dont je t’ai traité tout ce temps ! Après avoir perdu ta propre famille ! »
    Ce dernier mot résonna dans l’air, flottant entre nous telle une nuée de corbeaux moqueurs. Le silence s’éternisa, devint presque palpable. J’avais l’irrésistible envie de me gifler pour avoir prononcé des paroles aussi stupides et ingrates.
    Et Matt éclata de rire.
    « Tu fais tellement mature pour ton âge ! dit-il joyeusement.
         –    Quoi ? » répondis-je après quelques secondes de battement. Comment réagir à cela ? « Mature ? De quoi parles-tu ? J’ai neuf ans ! Et tu en as douze !
         –    Tu ne t’en es pas rendu compte ? dit-il avec une surprise manifeste. La façon dont tu parles, dont tu penses… Tu ne fais pas neuf ans, tu en fais quinze. »
    Matt pensait que j’étais… Grande ? Est-ce que les autres pensaient de même ? Pourtant, je parlais rarement, je me cachais… Je ne comprenais pas.
    « Pour répondre à ta question… Je fais tout ça parce que j’ai envie de le faire. Tu as tellement souffert, tu es restée seule si longtemps… Tu mérites d’avoir un ange gardien, quoi qu’en disaient mes parents. Et on dirait que je suis le seul candidat encore en vie dans le coin. »

    En vie. Oui. Nous étions tous les deux vivants. Une étrange et tourbillonnante boule de chaleur avait élu domicile au sein de mon ventre. Étais-je en train de rougir ? 

[ IV ]

1 commentaire:

Simon Rousseau a dit…

J'aime l'histoire pour le moment et le tout est très bien écrite. Je vais suivre cela de près!