jeudi 26 janvier 2012

Fragments de Monde : Nyctophobia (part 4)

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    Nous nous cachions depuis déjà quatre jours, et la patrouille n’était nulle part en vue. Matt avait finalement prit le risque de sortir la journée pour tenter d’en apercevoir un quelconque signe, mais il rentrait fatalement bredouille.
    L’attente était insupportable, principalement parce que la peur nous tenaillait. Nous ne manquions pourtant de rien, la nourriture était aussi abondante que l’eau du puits, bien que celle-ci nous souleva le cœur au départ, après que l’on y eu repêché le corps presque méconnaissable du Maire.
    Non, seule une angoisse sans cesse grandissante nous minait l’esprit. Son seul mérite était de remplacer le chagrin de nos cœurs. Il ne restait hélas que cendres et de rares os calcinés des habitants de Souffre, mais nous rendîmes hommage au peu que nous trouvâmes parmi les ruines. Après les avoir immergé dans un ruisseau qui coulait non loin du hameau, nous rendîmes les restes des corps au Monde, accompagnés de graines de fleur, comme le veut la tradition.
    Matt et moi fîmes vœu de vengeance devant l’Arbre de Vie, au cœur de Souffre, là où étaient menées les cérémonies importantes de la communauté, et là où nous venions d’enterrer ce qui restait de nos semblables. Ce fut un vœu puéril, au ton naïf, mais dans lequel brûlait toute la haine de l’univers. Après tout, que pouvaient donc faire deux gamins, dont une aveugle, contre une meute de barbares assoiffés de sang ?
    Nous pouvions espérer. Grandir, devenir forts et promettre qu’un jour,  au nom des morts et sous l’œil des Dieux, qu’une certaine troupe de bandits meure dans les flammes qu’ils aiment tant.

    « Et si la patrouille ne venait pas du tout ? » dit Matt, la bouche pleine de viande de chèvre fumée. Les montagnards sont toujours friands de viande, et celle-ci était loin de manquer dans l’entrepôt.
    « Comment ça ? » répondis-je en reposant mon verre d’eau. Je n’avais guère d’appétit. Une odeur stagnante de brûlé imprégnait le moindre recoin, je me rappelle m’être demandé comment Matt faisait pour manger sans en rendre une miette. Les bergers sont-ils tous insensibles à la pestilence ? « Tu as dit toi-même qu’elle n’est qu’à quelques jours d’ici.
         –    Justement ! Et si elle avait rencontré les bandits en chemin ? Ils sont peut-être déjà morts pour tout ce qu’on en sait !
         –    Quel autre choix avons-nous, Matt ? Tout ce qu’on peut faire, c’est attendre les secours et–   
         –    Les secours ne viendront pas, me coupa-t-il. La Garde aurait dû arriver avant-hier, et les villages voisins n’existent plus. On est seuls, maintenant.
         –    Où veux-tu en venir ? » Sa lugubre tirade eut le don de m’inquiéter. Ce n’était pas son genre de baisser les bras aussi facilement. L’avais-je donc si mal jugé ?
    « On devrait partir. Prendre tout ce qu’on peut peur emporter avec nous et aller à Sylex. C’est notre seule chance. Je ne veux plus être là, Shiva ? Je n’en peux plus. »
    Je le comprenait, mieux qu’il ne le pensait sans doute. Cet endroit n’était plus que mort et désolation, ces lieus hurlaient leur souffrance en une sourde et funèbre complainte. Ici, la vie se taisait.
    Je me levai avec une lenteur exagérée, sachant que Matt avait les yeux rivés sur moi, en l’attente d’une réponse. Je marchai vers lui et posa ma main sur son épaule.
    « Alors, partons, dis-je simplement. Je t’attends dehors. » Avant qu’il ne puisse répondre, je gravit les étroites marches de l’escalier en pierre menant à la surface, et quitta l’entrepôt humide.
   
    La douce chaleur d’une journée printanière est une chose que même la mort ne peut occulter, et celle que je sentis sur ma peau en sortant à l’air libre me mis du baume au cœur. Animée d’un élan soudain, je me rendis à l’Arbre de Vie, là où nous avions passé serment de mort quelques jours plus tôt.
    L’herbe grasse qui l’entourait jadis n’était plus que cendre sous mes pieds, et sous mes doigts s’effritait le charbon qui avait remplacé son écorce centenaire. Ce monument végétal offrait un triste spectacle à mes sens amoindris, et pour une fois je me félicitai d’avoir perdu la vue.
    Mais l’Arbre renaîtrait. Le néant n’a pas de prise sur eux, car ce sont les émissaires de la Vie. Par leur seul existence, la nature croit. Elle se nourrit d’eux. Certains disent que les Lunes donnent à ces merveilleux végétaux leur magie, d’autres affirment que telle est la volonté des Dieux.
    À l’époque, tout ce que je savais était que quoi qu’ils subissent, ils s’en relevaient toujours, et que celui de Souffre ne serait pas une exception. J’en étais persuadée. Un jour, dans quelques dizaines d’années, il aura oublié l’horreur des flammes. Les Arbres ont beaucoup de chance…
    « Shiva ? appela Matt, me tirant de mes sombres pensées. Je suis prêt. Allons-nous en.
         –    J’arrive.
    Une dernière fois, je caressa l’Arbre de Vie, et posa solennellement les mains sur mes yeux, puis sur mon cœur. En un geste ancestral, transmis depuis la nuit des temps, je fis un dernier adieu aux défunts de Souffre.
    Avec un profond soupir, je me tourna vers Matt qui m’attendait impatiemment, et dirigea mes pas vers la sortie du hameau. « Allons-nous en », lançai-je à mon tour.
    Matt mit quelques instants avant de se décider à m’emboiter le pas. J’entendis sont exclamation étouffée alors que je passais devant lui.
    Je souriais.

    « Où allons-nous, maintenant ? Je ne suis jamais sortie de Souffre. »
    Matt hésita un certain temps avant de répondre à ma question. Cela faisait presque une heure que nous marchions côte-à-côte, mais mon ange gardien avait manifestement du mal à se remettre de sa surprise.
    « Je connais la route que prennent les convois pour aller à Sylex, dit-il enfin. Mon père m’en avait parlé une fois, et je crois que je m’en souviens assez bien pour qu’on ne se perde pas. Selon lui, c’est la route la plus sûre.
         –    Matt, cette route ne passe-t-elle pas par–   
         –    Erodea. Je sais. Je dois savoir, ajouta-t-il fermement.
    Nous marchâmes à une allure soutenue sur un chemin parsemé d’une infinité de gros cailloux, et je ne comptais plus le nombre de fois où Matt me rattrapait alors que j’allais m’aplatir au sol la tête la première. Vaille que vaille, nous arrivâmes à Erodea à la fraicheur du soir, fourbus et assoiffés. Hélas, seule une minuscule outre avait échappé à l’incendie, aussi l’eau nous était rare.
    Avant même d’avoir mis un pas dans le village, je sus que les bandits ne l’avaient pas épargné. Le vent du sud m’en apportait la même odeur qu’à Souffre ; mais surtout, personne n’était venu nous accueillir.
    Matt ne prononça pas un mot. Il fila droit jusqu’au puits, remplit d’eau fraiche notre outre qu’il remit dans son baluchon, et repartit sans attendre. « Attends-moi là, dit-il enfin en s’éloignant, la voix enrouée. Je reviens. » Je m’exécutai et m’assis à même le sol, adossée au puits, à la fois heureuse de ce repos bienvenu et triste pour Matt.
    Je savais ce qu’il devait ressentir à cet instant. Perdre sa famille, puis son foyer… Personne ne devrait avoir à endurer une telle ordalie. Les poings serrés à m’en enfoncer les ongles dans la peau, je renouvelai mon vœu de vengeance, ma haine plus grande que jamais. Les démons à visage d’homme ayant commis toutes ces horreurs le paieraient, et le paieraient cher.

    La nuit était tombée et je tremblais de froid quand Matt revint. En silence, il s’assit à côté de moi et poussa un long soupir, lourd de sens.
    « Je croyais que j’étais prêt à voir ma maison en ruines, dit-il doucement. Je croyais que je ne pleurerai pas. J’avais tous faux.
         –    Oh, Matt…
         –    Il ne reste plus que les murs. Ils ont même massacré les chèvres et les mules…
         –    Tu te vengeras, Matt. On le fera tous les deux. Les Dieux nous ont été témoins !
         –    Je ne pleurerai plus, Shiva. Tu m’entends ? Jusqu’à ce que ces salauds soient morts et enterrés, je ne pleurerai plus. »
    Je n’avais rien à répondre à cela. Je ne pus que prendre ses mains dans les miennes et les serrer contre mon cœur, démonstration universelle de compassion. Après quelques instants d’un étrange calme, il se leva et reprit la parole, toute tristesse envolée.
    « J’ai trouvé de l’amadou, on va pouvoir faire du feu maintenant. Ici aussi, l’entrepôt est intact. Je n’ai pas envie de rester au village, mais on ferait mieux de dormir en chaud tant qu’on le peut encore. Tu viens ? »
    J’acquiesçai et il m’aida à me remettre debout, puis m’emmena à l’entrepôt, ne lâchant pas ma main une seule seconde. Nous y fîmes un repas frugal et silencieux, chacun perdu dans ses propres pensées.
    Tout comme la mienne, l’innocence de Matt venait de lui être arrachée comme on arrache une mauvaise herbe. Nous aurions dû être dévastés par tout ce qui nous arrivait, nous aurions dû mourir de chagrin, la vie nous abandonnant comme à des oisillons tombés du nid.
    Mais pas nous. Nous en tirions une force née de la haine pure, alimentée par l’énergie du désespoir. Nous n’avions plus rien d’autre que nos vies et une promesse de mort, mais cela nous suffisait. Cela nous poussait de l’avant, nous obligeait à continuer.
   
    Étendue dans mes couvertures, bien trop fatiguée pour me soucier de l’inconfort du sol en pierre, j’attendais que le sommeil daigne m’emporter. Matt dormais déjà profondément, sa respiration lente me berçait, rassurante.
    Une dernière pensée me vint avant que je ne plonge dans le monde des rêves, fugace, curieuse : nous étions de bien étranges enfants.

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