jeudi 12 janvier 2012

Fragments de Monde : Nyctophobia (part 1)

[ Je vous présente devant vos yeux émerveillés la première catégorie de textes que je posterai sur ce blog: les "Fragments de Monde". De courtes histoires, inspirées de l'univers du roman que je suis en train d'écrire. Vous y verrez bien évidemment des références mystérieuses, mais qui prendront tout leur sens lorsque vous lirez le roman (niark niark) ;) . Voici le tout premier Fragment : Nyctophobia. Et le lien Embedit: . Enjoy. ]

    Je ne sais pas pour quelle raison je commence ce journal, de nombreuses années après l’histoire qu’il raconte. Peut-être par souci d’être oubliée à jamais, emportant les souvenirs d’une vie dans la tombe.
L’Histoire est une drôle de chose. Qui n’a jamais rêvé de se rendre immortel à ses yeux ? L’Homme oublie souvent que nous en sommes l’encre, non la plume. Quoi qu’il en soit, je laisse à présent au monde le récit de mon périple, ne serais-ce que pour apaiser mon âme.
   
    Nous habitions une modeste maison de pierre au toit d’ardoise, au sein d’un hameau hors du temps au gai nom de Souffre, en l’honneur des mines du minerai nauséabond qui abondent au nord-ouest des Roches.
    La petite communauté survivait en vendant la production de ses deux mines à Sylex, le Centre des Roches. Tous les mois, un convoi quittait Souffre avec sa précieuse cargaison, payée au sang et la sueur de ses habitants. Les habituelles embrassades s’échangeaient, et la caravane de quelques chariots entamait les longues journées de voyage nécessaires pour atteindre les portes de Sylex. Ce n’était pas un voyage aisé. Il leur fallait emprunter cols sinueux et routes traitresses balayées par le vent des montagnes, et les fameuses forêts des Roches ne sont jamais tendre envers les pauvres mortels qui les traversent.
    Mais il en dépendait de l’avenir du hameau, aussi les caravanes ne reculaient devant rien. Pas même la mort.

    À cette époque, j’avais neuf ans. Je vivais avec mes parents, Camille et André Canda, et mes deux grands frères, Simon et Joshua. C’était une vie difficile mais décente, nous avions un abri chaleureux et ne manquions de rien. Mère et Père étaient sévères mais justes autant qu’aimants, et mes frères couvaient leur petite sœur tout en ne résistant jamais à l’envie de la taquiner.
    Les jours étaient paisibles, rythmés par le dur labeur et les deux repas quotidiens, chose relativement rare pour les pauvres villages reculés du monde. Souvent, la vente de notre souffre rapportait assez d’argent aux convoyeurs pour qu’ils puissent nous ramener des surprises, tels que des sacs de friandises et des jouets pour les gosses du hameau, et du vin. Surtout du vin.
    Ces occasions donnaient lieu à des fêtes comme seuls les Montagnards savent les faire, auxquelles étaient invités ceux des villages voisins pour boire, manger et s’amuser le temps d’une nuit endiablée.
    Mais pas moi. Moi, j’étais Shiva, la gamine aveugle qui ne riait jamais.
    J’avais récolté mon handicap quatre ans plus tôt, après être tombée la tête la première dans notre cheminée dont la flambée hivernale me brûla le visage. Joshua et ses réflexes de serpent me sauvèrent la vie, mais il était trop tard pour mes yeux, voilés à jamais.
    Cet accident me changea du tout au tout. En l’espace de quelques jours, je passai de fillette joyeuse à martyr silencieuse. Même pleurer faisait mal.
    Surtout pleurer.

    C’était un matin de printemps, le jour d’une de ces fameuses fêtes de Souffre, et cette fois-ci les convoyeurs s’étaient surpassé en ramenant un monceau de caramels et une bonne dizaine de tonneaux remplis à ras-bord du meilleur vin du continent, issu des Vignobles d’Obside.
     Les chariots n’étaient pas encore déchargés que déjà le hameau préparait les festivités. J’entendais les gens qui riaient, les adultes qui se congratulaient à la vue des recettes de la vente du minerai. Je savais que, comme de coutume, ces mêmes adultes dévalisaient l’entrepôt pour en sortir la viande stockée en cas de coup dur. Mais après tout, comment les en blâmer ? Ce n’était pas tous les jours qu’ils avaient du vin d’Obside à leur table.
    Même les gens des hameaux voisins, Erodea et Telande, avaient amené leur viande et leurs tonnelets de bière pour faire bonne mesure. Festin en perspective.

    J’étais assise sur un banc de pierre de la Grand-Place, et je restais là à humer l’odeur de la viande en train de cuire et écouter les musiciens amateurs s’exercer gaiement avant la tombée de la nuit. Mes frères vinrent me trouver. Simon, le plus jeune du haut de ses quinze ans, me lança, de sa voix haut perchée :
    « Hé, Spectre ! On s’amuse comme une folle ? » Spectre. C’était le sobriquet dont m’avaient affublé les deux garçons depuis mon accident quatre années auparavant. Je n’avais pas volé ce surnom, j’imagine. Je ne souriais plus. Je gardais sans cesse un visage morne reflétant un cœur de pierre. Mais je ne savais faire autrement.
    « Très drôle, Simon, lui répondis-je. Vous vous êtes encore bagarrés, tous les deux ? Maman va être en colère. Je suis aveugle, mais je peux toujours vous entendre saccager la cabane à outils du vieux Chicot.
     –    Toujours à nous espionner, ce spectre, dit Joshua, narquois. Joshua était l’ainé avec ses seize ans et trois mois, ce qui ne rendait pas plus mature pour autant.
     –    Oui, un jour il faudra bien que quelqu’un exorcise notre cher hameau.
     –     Que les Inertes me viennent en aide,  j’ai bien peur que ce spectre-là soit bien trop coriace, même pour tous les prêtres de Perle réunis.
     –    Vous voulez quoi ? » Je m’exaspérais assez vite de leurs boutades, même s’ils ne pensaient pas à mal.  « Paix, sœurette, dit Simon. On est juste venu tenir compagnie à notre Shiva adorée. Les fêtes, c’est l’occasion de rire en famille, de s’amuser tous ensemble, de prendre du bon temps, de…
     –    N’écoute pas ce démon, dit théâtralement Joshua en lui coupant la parole. Il n’a que fiel et venin à la bouche.
     –    Mais écoutez donc ce sage des montagnes, le champion des Roches, le parangon de Souffre depuis qu’il à l’âge de travailler aux mines.
     –    Tu crèves simplement de jalousie, frérot. Tout comme tu es jaloux que la belle Risa préfère mes charmes aux tiens.
     –    Ça se vente de ses conquêtes féminines, mais c’est pas capable d’attraper un lièvre sans lever l’Armée Impériale. 
     –    Ah ouais ? Et toi… »
La dispute, qui n’était pas la première et certainement pas la dernière, se poursuivit cinq bonnes minutes avant que je n’intervienne.
    « Taisez-vous ! Criai-je brusquement. On dirait que c’est moi la plus grande ici ! » Cela avait fait son petit effet, et un calme relatif reprit ses droits.
    « Pardon, Shiva, dit doucement Joshua d’une voix gênée.
     –    Ouais, excuse nous. » Simon n’en menait pas large non plus. « On voulait juste te prévenir que la famille Jorke est venue pour la fête. On les a vu arriver il y a pas longtemps, ils sont passé prendre une tisane chez le Maire.
     –    Et ton prince charmant s’est fait tout beau pour toi, renchérit Joshua, même s’il se doute sûrement que ça ne sert à rien. »
     –    Oh non, soupirais-je surtout pour moi-même. »
    La famille Jorke, qui vivait à Erodea, était semblable à bien d’autres des Roches : des éleveurs de chèvres, dont les produits laitiers et la viande assuraient la pitance.
    Mais leur fils unique, Matt Jorke, s’était entiché de moi, pour des raisons qui m’échappent encore. C’était un amour d’enfance comme il en existe partout de par le monde, inoffensif et passager. À la seule différence que Matt s’était mis en tête de me faire rire à nouveau.
    Et il mettait du cœur à l’ouvrage. Il me chatouillait, me racontait des histoires drôles, et j’en passe des meilleures. Rien ne m’arrachait ne serais-ce que l’ombre d’un sourire. Mais il insistait, encore et encore. Ça forçait le respect, dois-je vous avouer. Sa quête infantile ne connaissait apparemment aucun désespoir.
    Quand Matt Jorke venait à Souffre, je m’arrangeais pour disparaître dans ma cachette, à la cave. L’obscurité y était la même qu’ailleurs, et personne ne venait m’y déranger. Matt était un vrai cauchemar.
    Je souhaitais juste qu’on me laisse en paix. Seule.
    Seule dans mes ténèbres.

II ]

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