vendredi 13 janvier 2012

Fragments de Monde : Nyctophobia (part 2)

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   Le sous-sol était mon havre. Les autres ne comprenaient pas pourquoi j’y passais des heures, des journées entières. Je n’étais pas sûre de le comprendre moi-même. Fuir ? Fuir quoi ? Un monde que je ne pouvais plus voir ? Les jugements tacites ? Je ne me posais pas ce genre de questions. J’étais seule, et c’était tout ce qui comptait. Seule avec mes démons.
   
    Les démons de l’âme prennent la forme qu’on leur donne. Ils naviguent nos océans de larmes, la manne de nos souffrances font leurs délices. Ils nous brisent. Ils nous rongent. Mais nous les laissons faire. Parce que souffrir est plus facile que de chercher la lumière.
    Mais à quoi bon chercher la lumière, quand on ne peut pas l’admirer ? Celle de ce monde est froide, terne. Le soleil nous a quittés depuis bien longtemps, laissant dans son sillage trois lunes, chargées  d’éclairer nos chemins de leur lueur blafarde.
    Notre chaleur est artificielle. Nos peaux sont pâles. Et la nuit, tout est noir. Pas de lune. Pas d’étoiles. J’écris ce journal à ces heures d’obscurité totale, en partie pour faire un écho ironique avec les ombres de mon regard, et pour me rappeler que ce monde aurait dû mourir de froid. Mais les Dieux veillent, n’est-ce pas ? Les Dieux maintiennent le monde en vie. Grâce à eux le monde a chaud.
    Mais les Dieux ne réchauffent pas les cœurs de glace.

    J’étais assise en tailleurs derrière quelques tonneaux à l’odeur entêtante du mauvais vin. Ma tête reposait contre un mur de pierre suintant d’humidité. Mes cheveux étaient humides. J’avais froid, faim et soif. Mais je n’en avais cure. J’aimais être là, loin de tout, loin de tous.
    Je me perdais dans mes pensées chaotiques, l’esprit envahit de démons de feu m’arrachant la vue de leurs mains de braises. Je maudissais le feu. Je haïssais la chaleur. Le froid de la cave me réconfortait. Il apaisait la brûlure des souvenirs. Je le laissais m’envahir, je l’accueillais comme un ami. Comme un frère.
    La folie me guettait. Ce n’était pas important. Je ne me souciais de rien d’autre que les flammes du passé, et le froid qui les tenait en respect. Une guerre de l’esprit. La violence d’un monde imaginaire dont j’étais la seule déesse.
    « Shiva ! » Lança une voix enjouée. Matt. Cela ne pouvait être que lui. Il connaissait ma cachette favorite. Et son odeur de chèvre était caractéristique.
    Je ne l’avais pas entendu approcher. Le feu et la glace de mon univers m’avaient coupé du monde. Et il venait me ramener à la réalité. Je n’aimais pas cette intrusion.
    « Que veux-tu, Matt ? Répondis-je avec colère.
     –    Te tenir compagnie, bien sûr.
     –    Je n’en veux pas. Va-t’en.
     –    Toujours aussi boute-en-train, pas vrai ? dit-il en s’asseyant à côté de moi.
     –    Va-t’en. S’il te plait. » J’avais tourné ma tête vers la direction approximative de sa voix. Je ne pouvais pas le voir, mais j’aurais juré qu’il souriait de toutes ses dents.  « Laisse-moi tranquille.
     –    Hors de question de te laisser seule dans cet endroit sombre, glacial et infesté de rats. Viens dehors avec moi !
     –    Tout est sombre. Et les rats me fichent la paix, eux. » Matt s’était tu. De longues minutes passèrent en silence. J’entendais sa respiration lente. Il grattait quelque chose sur un tonneau, sans doute avec un clou rouillé qui trainait.
    « J’aurais bientôt douze ans, tu sais. » Une nouvelle fois, il me tira de mes pensées, dans lesquelles je replongeais doucement. « Mes parents veulent que j’étudie. Ils disent que j’ai un don. Ils m’envoient à l’Académie Centrale, à Sylex. Pour apprendre à Façonner. » Je sentais sa voix se briser. « Je pars dans deux jours. »
    Étincelle. Explosion de couleurs. La glace qui se fendille. Je voulais parler. Je voulais dire quelque chose. N’importe quoi. Mais je n’avais pas de mot. J’étais comme sortie d’un long sommeil.
    « Matt.. » Parvins-je finalement à éructer. Il pleurait en silence ; espérant sans doute me le cacher. Après tout, il était Matt Jorke, le garçon qui avait juré de me faire rire. Il se devait d’être fort et joyeux. Mais j’entendais ses sanglots. Ils pénétraient ma carapace de marbre, perçant mon cœur comme autant d’épines acérées. À ma grande surprise, ma main se dirigea vers lui, cherchant son bras. Pourquoi faisais-je ça ? Curieusement, je ne voulais pas l’arrêter.
   
    Soudain, des exclamations si firent entendre à l’extérieur. Des hurlements terrifiés, des cris confus, ce qui ressemblait peut être à des ordres… Tout arriva brusquement à nos oreilles en mille échos étouffés. Matt avait cessé de pleurer. Nous nous étions redressés à l’unisson, et il avait pris ma main dans la sienne. Je ne voulais pas qu’il la lâche. Pas maintenant.
    J’entendis la porte de la maison s’ouvrir avec fracas, délogée brutalement de ses gonds. Des pas précipités parcoururent salle après salle, martelant le plancher au-dessus de nous.
    Des bandits. Leurs rires gras écorchaient mes oreilles, tandis qu’ils dévalisaient mon foyer, détruisaient tout ce que j’avais toujours connu, saccageant tout sur leur passage en quête de richesses que nous ne possédions pas.
    Un d’eux s’approchait de la trappe menant à la cave. Le peur, en vagues successives, venait remplacer la folie aux frontières de mon esprit. Une émotion, la première que j’éprouvais en pleine possession de mes moyens depuis longtemps. J’étais choquée, paralysée.
    Matt souleva quelque chose et nous recouvra avec. Je me retrouvai alors collée à lui. Un tonneau vide ? Pourquoi ? Que se passait-il ?  Je sentis une vive douleur dans mon bras. Du sang perlait. Une écharde ? Et quel était ce bruit ? Cet endroit ? Je ne voyais rien. Pourquoi tout était noir ? Où était le soleil ?
    « …va ! Shiva ! Reprends-toi ! » Shiva ? Mon nom. Oui. Je me souvenais. Shiva le Spectre. Et Matt Jorke. Que faisais-je serrée contre lui ? Un cri retentit quelque part dans la maison. Les bandits. La peur revenait.
    « Chut. Pas de bruit. Il va nous entendre. » Il ? Pourquoi chuchotait-il contre mon oreille ?
    « Y’a que du vin et des saletés de rats, ici ! » Gueula une voix gutturale. Un des pilleurs. Tout près de nous. Ma peur atteint son paroxysme. J’allais crier. J’allais…
    « Non ! » dit Matt en un murmure à peine audible, tout en me couvrant la bouche de sa main. Je compris le message. Il fallait rester cachés. Calmes. Silencieux.
    « J’vais me gêner, tiens… » Maugréa la brute dans sa barbe, en réponse à un de ses comparses. Je l’entendis agripper un tonnelet de vin, et peu après les barreaux de l’échelle grincèrent sous son poids.
    Nous étions sauvés. Les bandits ne nous avaient pas trouvés, et ils repartaient du hameau comme ils étaient venus. Le martellement des chevaux fit échos à leurs cris rauques, et soudain le calme régna à nouveau.
    Et je m’évanouis. La folie, douce, bienveillante, revenait m’enlacer de ses bras chaleureux.

III ]

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